vendredi 15 mars 2024

L'année de la sauterelle (Terry Hayes)

[...] Leur heure est peut-être venue.

●   L'auteur, le livre (400 pages, 2024, 2023 en VO) :

Terry Hayes est un scénariste qui a travaillé sur la série des Mad Max et qui partage sa vie entre Grande Bretagne et Australie.
On a découvert il y a peu son premier thriller : Je suis Pilgrim.
Voici un nouvel épisode, son troisième roman et le second traduit en français : L'année de la sauterelle.
Car chacun sait que les sauterelles ou les criquets (The year of the locust en VO) se développent et croissent sans bruit durant plusieurs années avant que leurs nuées s'envolent et s'abattent sur le pauvre monde. Ainsi, Terry Hayes nous invite à assister à l'essor d'une nuée de djihadistes qui se préparaient dans les montagnes reculées d'Afghanistan : l'année de la sauterelle est annoncée pour très bientôt. L'occident peut trembler.
[...] «  Une sauterelle, dis-je. —  Pendant des années, il n’y a rien, expliqua Falcon, puis c’est l’invasion, on ne peut plus les arrêter, elles détruisent tout sur leur passage. Peut-être est-ce le moment. Leur heure est peut-être venue.  »
[...] Dans le monde du renseignement, il existe un nom réservé à ces actes terroristes de grande ampleur, et la station de Kaboul était convaincue qu’un autre Feu d’artifice était en préparation.
[...] La CIA avait découvert que l’un des plus grands terroristes au monde était ressuscité d’entre les morts et qu’elle l’avait plus ou moins localisé.

●   On aime bien la première moitié :

❤️ On aime bien l'écriture très pro, fluide et bien rythmée, de cet auteur qui arrive un peu sur le tard dans le monde très convenu du thriller d'espionnage mais qui réussit à tirer habilement sa plume du jeu. 
Ses bouquins ne révolutionnent pas le genre mais on est bon public et on veut bien encore et toujours, embarquer aux côtés du super héros très fort et très malin qui va sauver les États-Unis (et le reste du monde avec, ouf) des griffes des méchants terroristes islamistes. 
Tout cela avec une bonne dose de clichés éculés, un peu de technologie branchée, un peu d'humour désabusé, un savant mélange de testostérone et d'adrénaline, en somme rien de bien nouveau sous le soleil de Kaboul mais encore faut-il savoir doser ces ingrédients avec soin et un peu de brio si possible. Tout comme son super-héros, Terry Hayes fait le job et il le fait bien.
❤️ On savoure le plaisir de se laisser promener au fil des longues digressions de cet auteur, c'est un peu sa marque de fabrique. Un personnage nous raconte telle anecdote périlleuse, un autre se souvient de telle mission au Moyen-Orient ou de telle aventure au Vietnam, puis on va nous détailler longuement et inutilement telle escale d'avion à Ryad ou tel campement dans les montagnes, ... laissant l'intrigue principale se dérouler peu à peu en arrière-plan, lentement au fil des pages.
C'est ce qui fait d'ailleurs tout le charme de ces gros pavés quand le lecteur se laisse ainsi balader car nullement pressé d'arriver au terme d'un long voyage de 400 pages.
😕 Le grincheux s'étonnera sans doute à mi-parcours du culot de Terry Hayes qui se lâche un peu et qui sort de son chapeau une péripétie vraiment too much et d'un genre plutôt surprenant ici. On ne peut rien en dire sans divulgâcher évidemment mais ce tour prendra assurément le lecteur à contre-pied : attention, une sauterelle peut en cacher une autre !
Mais restons bon public et faisons confiance à cet auteur inventif et scénariste exubérant, pour trouver le moyen de retomber sur ses pattes.

●   L'intrigue :

Un agent doit pénétrer en Afghanistan pour exfiltrer un informateur susceptible de renseigner la CIA sur un dangereux terroriste que tout le monde croyait mort mais qui serait en train de préparer rien moins qu'un terrible attentat, un feu d'artifice façon 11 septembre.
[...] —  Imagine une fuite –  un terroriste revenu d’entre les morts, un Feu d’artifice programmé pour Thanksgiving, la majeure partie du monde occidental comme cible potentielle et pas la moindre idée sur la façon dont cela pourrait se produire… La panique à elle seule risquerait de nous anéantir en vingt-quatre heures.  »
[...] Tout commença par une mauvaise nuit, la pire de toute la mission, et cela empira rapidement.
[...] —  Je ne suis pas surpris, commentai-je à voix basse. Pour lui, comme pour l’Agence, c’était un échec. La mission SAUTERELLE était terminée, et le Feu d’artifice restait d’actualité.  »
Bien entendu, l'exfiltration va partir en vrille de manière ni très propre, ni très cool, bref c'est la cata, surtout pour l'informateur et même pour notre héros.
Mais nous ne sommes qu'au tout début du bouquin et le lecteur peut donc se pelotonner plus confortablement dans son fauteuil pour anticiper le plaisir d'encore quelques heures de cinoche sur grand écran en imax et technicolor.

Pour celles et ceux qui aiment les héros invincibles.
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Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions JC. Lattes.

mardi 5 mars 2024

Le ciel t'attend (Grégor Péan)

[...] Il veut envoyer une boule dans l’espace.

●   L'auteur, le livre (208 pages, 2024) :

Qui est donc ce Grégor Péan qui tantôt se faisait appeler Jean Grégor ?
Ah, le fils du grand journaliste et écrivain Pierre Péan ! ouais, pas facile de se faire un "nom".
Enfin, c'est donc chose faite avec ce bouquin, Le ciel t'attend, que l'on retrouve un peu partout en ce moment (même si Grégor avait déjà une douzaine de titres à son actif).
Faut dire que ce Grégor n'y va pas avec le dos de la main morte : il va nous conter rien de moins que l'histoire, que dis-je l'Histoire, de Gagarine, le premier homme à quitter le plancher des vaches, le "premier individu de l’histoire de l’humanité à voler en orbite jusqu’à une altitude de trois cent quatre-vingts kilomètres." !
Une histoire que je ne pouvais assurément pas laisser passer, moi qui suis arrivé sur cette terre peu de temps avant que Youri ne la quitte pour me regarder de haut (Grégor, lui, n'arrivera qu'un peu plus tard !).

●   On aime bien :

❤️ On affectionne tout particulièrement ce genre de récit qui nous emporte avec enthousiasme dans le vent tumultueux de l'Histoire, porté par des destins hors du commun. Comme les récits à la Echenoz par exemple.
Ah, on se doute un peu que la dure réalité fut un peu plus sombre et chaotique, un peu moins romanesque mais qu'importe après tout parce qu'on est venu là pour s'instruire, un peu, et se divertir, beaucoup.
❤️ Et il faut reconnaitre qu'on est conquis par le rythme d'enfer auquel Grégor mène son Histoire, le rythme des tambours de la guerre froide, celui de la course effrénée à l'espace et l'on croit voir défiler les actualités de l'époque sur le grand écran du cinéma.
Dans ce petit bouquin qui se lit très vite, au risque de nous frustrer sur certains aspects de l'aventure (la technologie, l'entrainement des cosmonautes, les échecs et difficultés, l'intimité de Gagarine, ...), Grégor se laisse emporter par son art consommé du portrait rapide, cet art de la caricature croqué en quelques coups de crayon sur la place du Tertre à Montmartre.
D'un trait il nous dessine la trajectoire du camarade Youri.
[...] Nikita Khrouchtchev affiche un sourire non feint. Il semble soulagé, et en effet ça n’a pas toujours été rose pour lui. Il fait moins peur que Staline, c’est là sa grande qualité.
[...] Lavrenti Beria, figure éminemment sombre. Il fut le chef de la police secrète sous Staline. Un Géorgien sadique, petit, chauve, malingre avec des lunettes métalliques, une sorte de Himmler du bloc soviétique.
[...] Korolev, au physique de prof de gym, le genre à engueuler ses gars pendant la mi-temps et à leur taper dans le dos à l’issue du match.

●   L'intrigue :

C'est un personnage de fiction qui va nous guider dans cette aventure : une certaine Marina Socovna, éminence grise du Kremlin, chargée d'insuffler de la "communication positive" (! une méthode de marketing apprise aux US qu'elle a visités comme espionne !) dans un monde soviétique terrorisé par les années Staline. Cela va nous donner quelques épisodes bien savoureux.
[...] — Salut, camarade Norodov, dites-moi, vous souvenez-vous de Korolev ? 
— Oui, bien sûr. 
— Eh bien, j’aimerais que vous jetiez un œil au courrier qu’il vient de m’adresser. Il veut envoyer une boule dans l’espace. 
— Une boule ? 
— Oui, une boule, qu’il appelle “satellite” parce que ça tournerait autour de la Terre. J’aimerais avoir votre avis. 
[...] Nikita autorisa l’envoi de la boule dans les airs. Très honnêtement, Nikita n’y croyait pas une seconde. Il pensa même que c’était du grand n’importe quoi. Pourtant, l’envoi du premier satellite par l’homme fut un des événements majeurs du XXe siècle. Nikita Khrouchtchev avait appuyé sur le bouton presque par inadvertance, et il en découlerait un feu d’artifice de fierté nationale qui durerait des années. Spoutnik fut le déclenchement de tout.
Le décor est posé, il ne nous reste qu'à suivre l'aventure épique de l'homme qui, coincé dans sa "boule", une petite boîte de conserve en ferraille, emmena avec lui toute l'humanité dans l'espace.
La redescente fut moins homérique. Youri commença ses tournées mondiales, ambassadeur et VRP du socialisme que le monde entier voulait toucher ou embrasser. À son grand désespoir, il ne pouvait plus voler : il était devenu beaucoup trop précieux pour qu'on prenne le risque de l'abimer et la fin de cette trop belle histoire aura un goût un peu amer.

Pour celles et ceux qui aiment s'envoyer en l'air.
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lundi 4 mars 2024

Les voisins d'à côté (Linwood Barclay)

[...] Les choses finissent toujours par vous rattraper.

●   L'auteur, le livre (444 pages, 2010, 2008 en VO) :

Après avoir été bluffé par le style et la construction de Disparue à cette adresse, on s'était promis de revenir chez le canadien Linwood Barclay.
Le revoici donc avec un roman beaucoup plus ancien : Les voisins d'à côté.

●   On aime :

❤️ Dès les premières pages, on goûte le plaisir d'être installé dans son meilleur fauteuil pour passer un très bon moment, même si on comprend vite qu'avec un tel page-turner qu'on ne saura pas reposer avant la toute fin, la nuit s'annonce bien longue !
❤️ Même si le bouquin date de plus de quinze ans et n'a pas toute la force de Disparue à cette adresse, on sent bien que Linwood Barclay est déjà un "pro" quand il s'agit d'écrire ce type de romans à énigme.

●   L'intrigue :

Ça commence très fort quand dans la petite ville de Promise Falls, typique de la côte Est des US, les voisins sans histoire de Ellen et Jim Cutter sont assassinés.
[...] La nuit où nos voisins, les Langley, ont été assassinés, nous n’avons rien entendu.
[...] En vérité, je n’avais jamais rien vu de pareil. Pas une famille entière. Pas comme ça. Pas à Promise Falls. 
— C’est l’Amérique, soupira Ellen en glissant le pain dans la poêle fumante. Cela peut arriver n’importe où.
Ce soir-là, le fils ado d'Ellen et Jim rodait bêtement autour de la maison des voisins et se retrouve inculpé.
Mais dès le début on devine, on sait, que Linwood Barclay nous cache une bonne partie de l'histoire, ne nous dit pas tout sur le passé des uns et des autres et garde tout un jeu de cartes dans sa manche.
Il se paie même le luxe d'une petite intrigue littéraire (cela doit faire partie des cours d'écriture aux US !) avec l'usurpation d'un manuscrit, un plagiat qui aurait permis au pilleur de vendre un best-seller.
[...] Je n’arrive pas à croire que ce bouquin soit devenu un best-seller.
[...] Sincèrement, les écrivains sont souvent sympa, mais tellement collants. Toujours en quête d’approbation.
[...] — Vous le méprisez réellement, n’est-ce pas ? reprit-elle. Vous pensez que c’est un imposteur ? 
Je réfléchis tout en me garant le long du trottoir. 
— Je pense qu’il est plus qu’un imposteur, répondis-je. Je pense que c’est un assassin.
[...] Les choses finissent toujours par vous rattraper.
Mais il faudra attendre la toute fin, au cœur de la nuit blanche, pour que les derniers masques tombent enfin.

Pour celles et ceux qui aiment les tours de passe-passe.
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dimanche 3 mars 2024

Retour de flamme (Liam McIlvanney)

[...] Quelqu’un voulait que cet homme souffre.

●  L'auteur, le livre (592 pages, 2024, 2022 en VO) :

On ne connaissait pas encore Liam McIlvanney, un écossais qui vit en NZ.
Mais on connaissait déjà son traducteur : David Fauquemberg, l'auteur de Bluff, roman lu en 2019 (qui se passait non loin de la NZ justement), auquel on avait décerné un de ces coups de cœur dont nous sommes un peu avare.
Bref, nous voici partis pour ce Retour de flamme, qui passe à un cheveu du coup de cœur.
On vous conseille quand même de commencer par l'enquête précédente, Le Quaker (malheureusement pas lu ici), auquel il est fréquemment fait référence dans ce second épisode.

●  On aime beaucoup :

❤️ On retrouve chez McIlvanney tous les thèmes chers à son compatriote Ian Rankin au point de se demander si ce ne serait pas leur région, cette fameuse Strathclyde entre Edimbourg (le fief de Rankin) et Glasgow (celui de McIlvanney), qui les inspire tous deux : compromissions policières, mafieuses, politiciennes ou affairistes, guerre des gangs, ...
❤️ On apprécie l'intrigue à tiroirs, riche et complexe, construite peu à peu par McIlvanney qui possède parfaitement l'art de dessiner des personnages aux histoires sombres et denses, les bons comme les méchants. Tout cela pourra bientôt donner un long et superbe dénouement, quand tous les fils seront peu à peu dénoués, quand une justice presque divine sera rendue dans ce pays tiraillé entre deux églises.
[...] Avant même ses trois ou quatre ans, Chisholm avait été capable de deviner, au bruit de la clé dans la serrure, le degré d’ivresse exact de son père et combien lui-même devait avoir peur.

●    L'intrigue :

Comme chez Rankin avec le tandem Rebus/Siobhan, nous voici avec un duo de flics : Duncan McCormack et une jeune collègue Liz Nicol.
McIlvanney y ajoute une touche toute personnelle puisque son enquêteur fétiche ... est gay. Mais nous ne sommes qu'en 1975 et ce n'est pas franchement dans l'air du temps.
D'autant que McCormack n'est plus trop bien vu de ses collègues après avoir dénoncé la corruption d'un grand chef à plumes ... Ça non plus ça ne se fait pas, à Glasgow, en 1975.
[...] McCormack est devenu célèbre pour avoir démasqué la trahison d’un haut gradé, mais ses collègues n’ont pas apprécié.
[...] Tous les autres savaient ce qu’il était : un type qui dénonçait ses collègues policiers. Qui lavait leur linge sale en public. Un mouchard. Une balance.
Ça démarre avec l'incendie d'un entrepôt qui fait quelques malheureuses victimes collatérales, et la découverte un peu plus loin d'un cadavre salement amoché et torturé.
[...] –  Ça n’a pas été une mort facile, inspecteur. Quelqu’un voulait que cet homme souffre. Et il a souffert, aucun doute là-dessus.
[...] On l’avait torturé avant de l’assassiner et de le balancer dans cette décharge. Le degré de préméditation et de planification suggérait que le tueur avait déjà fait ça. Ou allait le refaire.
Tout cela sent le règlement de comptes entre gangs, sauf que McCormack et son équipe, qui n'entendent pas se contenter des porte-flingues, ont bien du mal à coincer les chefs de bande, les caïds de Glasgow.
Quand une bombe explose devant le pub de l'un des gangs, certains invoquent même les fantômes de l'IRA.
Mais nous sommes en Ecosse, dans le Strathclyde, à Glasgow et les choses vont donc s'avérer bien plus complexes. L'intrigue bâtie par McIlvanney est particulièrement riche, matière d'un sacré bouquin, très noir.
[...] –  C’est Glasgow, répliqua McCormack. On n’est pas trop du genre à réconforter. 

Pour celles et ceux qui aiment les whiskies écossais.
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Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions Métailié.

samedi 2 mars 2024

Les dames de guerre : Saïgon (Laurent Guillaume)

[...] On est à Saïgon, jeune fille. La ville des espions.

●   L'auteur, le livre (496 pages, 2024) :

On avait déjà croisé Laurent Guillaume avec deux polars, l'un très parisien (c'était Mako), l'autre très province (c'était Là où vivent les loups). Deux bouquins que l'on avait déjà bien appréciés.
Avec Les dames de guerre : Saïgon, nous partons cette fois à l'étranger, dans l'Indochine des années 50 avec un hommage au célèbre bouquin de Graham Green (Un américain bien tranquille) ou peut-être une sorte de clin d'œil français et romancé à un autre bouquin, celui de William Boyd qui nous contait Les vies multiples d'Amory Clay, une autre photographe.
Ce sera notre second coup de cœur de l'année pour une histoire romancée captivante au cœur d'une grande Histoire passionnante.
Laurent Guillaume nous livre un sympathique roman d'aventures et un joli portrait de dame. Espérons que cet épisode marque le début d'une belle série.
[...] C’est ce que j’ai essayé de faire dans Les Dames de guerre : Saïgon – raconter certes l’histoire de l’opération X, qui a réellement existé et qui était destinée à financer la contre-insurrection en Indochine, mais surtout une histoire romanesque de femmes et d’hommes pris dans les remous de la guerre froide et de la décolonisation.

●   On aime vraiment beaucoup :

❤️ Tout au fond de la salle de rédaction du magazine Life, le lecteur ne peut que lever la main quand il s'agit d'accompagner Elisabeth Cole, une américaine bien tranquille, journaliste mondaine new-yorkaise pour Life, à qui l'on demande d'aller jouer au Tintin reporter dans l'Indochine des années 50.
Un lecteur qui ne regrettera pas son coup de tête quand la jolie journaliste montera dans l'avion des commandos français pour les montagnes à la frontière du Laos où se cultive l'opium qui finance la guerre coloniale de la France : la jeune femme frivole va sortir de sa chrysalide, troquer robe et escarpins pour rangers et treillis et va se montrer une redoutable enquêtrice pleine de charme.
[...] On est à Saïgon, jeune fille. La ville des espions, en seconde position juste derrière Berlin.
[...] Elle s’était regardée dans un miroir du hall. Elle avait failli ne pas reconnaître son reflet, celui d’une jeune femme au visage dur et fatigué, sans maquillage, les cheveux noués en queue-de-cheval, vêtue d’un battledress, d’un blouson trop grand et d’une paire de brodequins crottée. Le contraste avec les femmes à l’élégance apprêtée qui entraient dans le restaurant du Métropole aux bras de messieurs en costume ou en smoking était saisissant.
[...] Dao la regarda avec une admiration qu’il ne tentait plus de dissimuler. 
— Si vraiment vous n’êtes pas un agent de la CIA, ils feraient bien de vous recruter.
❤️ On s'attache bien vite aux personnages choisis avec soin par l'auteur : des espions chinois redoutables, des commandos français borderline, des corses mafieux pas trop clean, des agents de la CIA au double jeu, ... 
Chacun d'eux tente de s'accommoder de son mieux des contradictions d'un pays en guerre (une sale guerre) et d'enjeux géopolitiques qui les dépassent (nous ne sommes qu'à quelques semaines de Điện Biên Phủ et les américains piaffent d'impatience en attendant que les français leur laissent le terrain).
[...] — On est loin des grands discours. À la guerre, tout le monde ment. Tout le monde se parjure.
[...] — Je ne dis pas qu’il y a un camp du bien et un camp du mal, non, certainement pas. Je dis que le plus souvent il y a un camp du mal et un camp du moindre mal.
— Et vous pensez que nous autres Occidentaux sommes le moindre mal ?
[...] — Quelle horreur, murmura Elizabeth. 
— Oui, c’est une sale guerre, mais je n’en connais pas de propre, dit le Français. 
[...] Vous pensez donc vraiment que vous allez perdre cette guerre ? Bremond haussa les épaules.
— Je vous l’ai dit l’autre soir au mess : elle est déjà perdue.
❤️ On apprécie que l'auteur ait pris soin de dessiner des personnages qui rappellent leurs modèles de la vraie vie : Graham Fowler est un "américain bien tranquille" (le Thomas Fowler de Graham Green), Robert Kovacs est un clone de Capa (qui travaillait effectivement pour Life et qui a effectivement sauté sur une mine dans cette région en 1954), etc. La postface de l'auteur est à ce titre très intéressante.
❤️ On s'intéresse beaucoup à cet épisode de la guerre française d'Indochine (l'opération X) où le trafic d'opium alimente la fameuse French connection et préfigure ce que seront désormais les dessous des conflits coloniaux (pavot afghan, narcos sud-américains, ...).
[...] Un guerrier Méo, un tasseng, s’avança cérémonieusement vers Bremond, portant un panier tressé qu’il déposa devant l’officier en guise d’offrande. Bremond l’ouvrit, regarda ce qui s’y trouvait et marqua une pause très brève. Il referma le panier et remercia le tasseng. Lorsque le notable fut parti, Elizabeth, que la curiosité dévorait, lui demanda : 
— Qu’y a-t-il dans ce panier ? 
— Les oreilles de Viets.

●   L'intrigue :

1953 Indochine. Le photographe reporter de guerre de Life, Robert Kovacs, saute sur une mine. Il accompagnait une expédition secrète des commandos français dans les territoires du nord, quelque part entre Chine, Vietnam et Laos : les montagnes des tribus Hmong que les français (et plus tard les américains) armaient contre les Viet.
À New York, les candidats remplaçants ne se bousculent pas pour connaître le même sort et, contre toute attente, c'est une jeune femme Elisabeth Cole qui part en Asie pour le magazine.
[...] - Vous partez en Indochine comme reporter de guerre pour Life. C’est bien ce que vous vouliez ?
[...] Un hurlement de rire lui répondit. Les reporters qui, quelques instants auparavant, baissaient les yeux, honteux, riaient de cette donzelle manucurée et pomponnée sur un théâtre de guerre. Pour qui se prenait-elle, cette mannequin tout droit sortie de la Cinquième Avenue pour leur assener son caprice puéril, et devant le patron en plus ?
Laurent Guillaume boucle ces préliminaires rapidement et il ne faut que quelques dizaines de pages à Elizabeth pour boucler ses valises, quitter les mondanités frivoles de New York et s'envoler pour Saïgon. 
Mais que cherchait réellement Kovacs chez les commandos français ? Et pourquoi ces derniers ont-ils fait croire qu'il était mort loin des montagnes et de la frontière ?
VietMinhs, Méos, Qingbao chinois, CIA et SIS, SDECE, secte Caodaï, ... les services secrets et les mercenaires s'agitent en Indochine comme les crabes dans leur panier !
Des crabes inquiets de l'arrivée de cette "américaine bien tranquille" qui s'intéresse de beaucoup trop près à la mort de son collègue.
[...] — Eh bien voilà un récit incroyable qui mériterait d’être raconté dans un roman de gare, dit-il avec un large sourire.

Pour celles et ceux qui aiment les espionnes et les photographes.
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jeudi 29 février 2024

Au nom du père (Ulf Kvensler)

[...] J’ai été aussi cinglé que lui.

●   L'auteur, le livre (448 pages, 2024, 2023 en VO) :

Le suédois Ulf Kvensler vient du monde des séries télé.
Au nom du père est son deuxième roman (après Sarek, pas lu ici) : des romans noirs à classer dans les thrillers psychologiques.

●   On n'a pas trop aimé :

😕 Le grincheux a eu beaucoup de mal à entrer dans le jeu de ces deux personnages, ni très crédibles ni très sympathiques et placés dans une situation trop artificielle : un père aux allures de riche artiste parvenu qui essaie de racheter (dans tous les sens du terme) sa conduite passée envers son fils, un jeune homme faible et irrésolu.
Ce n'est que dans le dernier quart du bouquin que, après quelques twists, la tension latente éclate enfin dans un psycho-dénouement qui fait penser aux romans américains de la même veine.
[...] Papa m’avait déjà acheté une fois, et il était sur le point de recommencer. Bordel, ce que j’étais faible. Mais quatre millions, c’était vraiment une putain de montagne de fric.

●   L'intrigue :

Ce récit assez déroutant nous fait passer sans transition d'un souvenir d'enfance à un rêve étrange ou une hallucination, d'une vie de couple presque normale à une cellule de prison ou d'asile psychiatrique : on tourne autour du personnage d'Isak pour découvrir peu à peu un homme tourmenté au passé douloureux et mystérieux. 
On comprend vite que, tout petit, il a perdu sa sœur et sa mère carbonisées dans un terrible incendie. Le père n'a ni su ni pu s'occuper de lui et c'est le grand-père maternel qui a élevé Isak. 
Un père menaçant dont le fantôme resurgit tout à coup des années plus tard.
[...] Papa m’avait contacté pour la première fois depuis douze ans.[...] J’ai réfléchi à comment faire avec Papa. Il n’y avait pas trente‑six solutions : le rappeler, ou non. Mais même si je ne le rappelais pas, tout n’allait pas pour autant continuer comme si de rien n’était. Il m’avait contacté, il voulait me dire quelque chose. Si je ne le rappelais pas, j’allais continuer à me demander ce qu’il voulait. Il m’obligeait à choisir, aucune des deux options ne me disait rien qui vaille.
[...] Je ne pouvais pas lui dire que Papa avait appelé. Pour une très simple raison. J’avais raconté à Madde que Maman et Papa étaient morts dans un incendie quand j’étais petit.
Isak et Madde, sa fiancée, sont invités sur l'île de Gotland où le père, peintre contemporain richissime mais atteint d'un cancer avancé, possède une superbe maison d'architecte vaguement menaçante.

Pour celles et ceux qui aiment les fils à papa.
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Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions de La Martinière.

mercredi 28 février 2024

Passage de l'avenir, 1934 (Alexandre Courban)

[...] La noyée du pont National.

●   L'auteur, le livre (240 pages, 2024) :

Alexandre Courban, historien et collaborateur du journal L'Humanité, nous livre ici avec Passage de l'avenir 1934, une chronique sociale, policière et bien documentée du Paris ouvrier des années 30.
Un roman un peu dans l'esprit de celui de Gwenaël Bulteau lu tout récemment et qui évoquait la France du début du siècle, ou encore d'autres romans policiers "historiques".
Après ce sympathique coup de cœur (le premier de l'année !), on se dit que si l'auteur avait la bonne idée de poursuivre la série (ce roman est présenté comme un premier épisode), on serait ravi de retrouver le commissaire Bornec et le journaliste Gabriel Funel pour une nouvelle enquête "sociale".

●   Le contexte :

Début 1934. Suite à l'affaire Stavisky, la IV° République voit le gouvernement malmené par des manifestations antiparlementaires d'une extrême droite très virulente comme partout en Europe (le parti national-socialiste allemand vient d'être plébiscité au Reichstag).
L'inflation, le chômage et la spéculation vont bon train après la crise de 1929.
À la périphérie de Paris, les bidonvilles fleurissent le long de la "zone" des fortifications.
[...] C’était le surpeuplement de la ville qui avait occasionné celui de la zone. La cherté des logements avait poussé à l’extérieur de la capitale les plus misérables qui trouvèrent sur le terrain des fortifications des facilités de construction. 
[...] Certains zoniers avaient acheté leur taudis, d’autres le louaient.

●   On aime vraiment beaucoup :

❤️ On aime cette petite histoire policière sans prétention ni esbroufe toute au service de la découverte d'une période mal connue (l'entre-deux guerres et la IV° république) et qui sert de prétexte à une immersion très réussie dans le Paris social et ouvrier des années 30. 
D'une prose fluide, maîtrisée et mesurée, mais que l'on devine soigneusement documentée, l'auteur endosse le costume d'historien naturaliste pour nous rappeler les principaux événements, le contexte politique, et sans forcer le trait, les conditions pour le moins difficiles des ouvriers de l'époque : c'était avant l'avènement du Front Populaire et ses conquêtes sociales.
❤️ Les conditions de travail et de vie étaient rudes dans la France d'en-bas, mais l'auteur nous rappelle aussi que si les ouvriers peinaient, d'autres souffraient plus encore : les travailleurs femmes et les travailleurs étrangers.
[...] La préférence commune à de nombreux patrons d’employer des femmes mariées, prétendant pouvoir leur verser un salaire inférieur parce que complémentaire.
Pour les ouvrières notamment, l'exploitation économique se doublait d'une domination et exploitation sexuelle dont les victimes ne se comptent pas que dans le monde du cinéma d'aujourd'hui.
[...] Il n’avait jamais réussi à obtenir de témoignages. La question des grossièretés ou des violences sexuelles n’était jamais évoquée par les ouvrières. La règle était le silence général. Comme s’il suffisait de ne pas parler des faits pour les effacer.
❤️ On aime beaucoup l'idée d'avoir centré l'enquête autour de la raffinerie de sucre du quartier de la Gare (la gare d'eau de Paris dans le XIII°) près de laquelle la noyée sera retrouvée.
Pour la petite histoire, la raffinerie dite de la Jamaïque qui est au cœur du roman, est située à Paris dans le XIII°, elle a été créée en 1831 par la dynastie Say et a fonctionné jusqu'en 1968.
❤️ Attention tout de même au piège : un auteur rusé se cache derrière l'innocence tranquille de l'historien explorant le passé pour mieux nous tendre un miroir et le lecteur avisé évitera de penser à la situation actuelle pour se dire que finalement, on n'est pas certain que tant de choses aient réellement changé depuis cette époque. 
Inflation, montée de l'extrême droite, violences faites aux femmes, répression policière, spéculation financière, ... tiens donc ?

●   L'intrigue :

Tout commence avec "la noyée du pont National", une jeune inconnue dont le corps a été retrouvé flottant sur la Seine et que, faute d'identité, la police va surnommer Daphné (l'équivalent du Jane Doe des séries tv).
[...] Femme, européenne, vingtaine d’années, habillée, ouvrière, enceinte.
[...] Seule l’autopsie lui permettrait de se prononcer avec certitude sur les causes de la mort de… Daphné. Comme les autres victimes sur lesquelles il avait enquêté, il lui donna le nom d’une fleur.
Après cette macabre découverte, le lecteur va faire la connaissance des autres personnages du roman dont les chemins vont s'entrecroiser autour de la raffinerie et du cadavre de Daphné.
Le commissaire Bornec, le flic chargé de l'enquête.
Gabriel Funel, un journaliste à l'Huma.
Ernest Vince, le patron d'une raffinerie de sucre, peintre amateur et grand spéculateur devant l'Éternel.
Albert Sainton, le chauffeur-livreur de la raffinerie, membre des Croix-de-Feu.
Et bien sûr quelques ouvriers et autres "camarades".
[...] — « Ombres sur la Ville Lumière ». C’est le titre que je t’aurais proposé pour ta série. C’est rudement bien mené.

Pour celles et ceux qui aiment la France d'en-bas.
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mardi 27 février 2024

L'éternité n'est pas pour nous (Patrick Delperdange)

[...] Il aurait mieux valu que tout ça n’arrive jamais.

●    L'auteur, le livre (250 pages, 2018) :

Le belge Patrick Delperdange n'est pas un inconnu : on l'avait déjà beaucoup apprécié avec Si tous les dieux nous abandonnent, un roman noir, un "polar rural" comme on dit, même si l'auteur dit avoir horreur des étiquettes. 
Le revoici avec L'éternité n'est pas pour nous, et toujours ce don pour réunir des personnages ordinaires dans une situation pas tout à fait ordinaire.

●    On aime un peu :

❤️ Parmi les personnages improbables que l'auteur a choisi de réunir ici pour le malheur et pour le pire, on aime bien le jeune Danny que son demi-frère vient de sortir de l'asile et qui semble "voir" des choses qui nous sont invisibles, des choses violentes généralement.
[...] Dans l’éclat blafard de la torche, un corps apparut aussitôt, étendu sur le sol. Il s’agissait bien d’une femme, d’une quarantaine d’années. Des taches sombres s’étalaient sur son chemisier, troué et imbibé de sang. Elle était inanimée. « Elle est morte ? demanda Sam.
– Non, dit Danny. Il reste un souffle, et c’est pas celui de la mort.
– Je sais pas comment t’arrives à faire la différence.
[...] – Je suis devenu un guérisseur, Sam. Je peux soigner les blessures et les maladies et les faire partir. » Sam laissa échapper un soupir. Ce gamin avait définitivement perdu la tête.
[...] – T’es dingue, dit Sam avant d’avoir pu retenir ses paroles.
– Je sais, fit simplement Danny.
😕 Après une première partie prometteuse, le bouquin a un peu lâché le grincheux : les perdants qu'affectionne l'auteur, étouffés par leurs vies étriquées, semblent partir en roue libre et il doit y avoir un peu de jeu dans la direction d'acteurs ou dans le script du scénario. La lecture reste agréable mais il nous a manqué le petit quelque chose qui faisait la puissance de son bouquin précédent.
Il va falloir qu'on relise Si tous les dieux ... ou qu'on laisse une prochaine chance à cet auteur.

●     L'intrigue :

Il y a Lila qui attend les clients sur sa chaise en plastique, à côté de son combi vw, non loin de la carrière ou du chantier où bossent les ouvriers. Et Lila aimerait bien protéger sa fille des turpitudes de la mauvaise vie que l'on mène dans le coin.
Il y a Danny qui n'y voit presque plus rien et qui est allé récupérer son demi-frère à l'asile, on ne sait pas encore pourquoi.
Il y a deux flics pourris et violents qu'il vaudrait mieux ne pas croiser.
Il y a Julien Saint-André et une bande d'autres gosses de riches qui traînent par là en quête d'un mauvais coup ou de mauvais coups.
Et puis il y a ce revolver qui traîne sur le plancher d'une vieille bagnole.
Bref, il y a tout ce qu'il faut pour que ça se finisse mal.

Pour celles et ceux qui aiment les âmes perdues.
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Le parieur (David Baldacci)

[...] Toi, t’as du style, Archer.

●   L'auteur, le livre (528 pages, 2024, 2021 en VO) :

On avait découvert l'américain David Baldacci il y a quelques mois et après Une bonne action, et l'on s'était promis de poursuivre les enquêtes du détective privé Aloysius Archer (mais appelez-le Archer !) - des remakes modernes des polars à l'ancienne façon Chandler ou Hammett.
[...] —  Et toi, t’as du style, Archer. Ne laisse personne te dire que tu n’en as pas.
Nous voici donc avec le second épisode : Le parieur.

●   On aime :

❤️ On aime beaucoup la gouaille au parfum désuet de ces polars à l'ancienne façon Chandler ou Hammett, des personnages et des situations dont on connait tous les codes, une lecture reposante où, sans surprise, on se sent comme chez soi : David Baldacci possède un réel talent pour (re-)mettre en scène ce qui ressemble presque à une BD avec le privé, les voyous, les belles autos et les jolies pin-ups, avec juste ce qu'il faut de style "à l'ancienne" et suffisamment de modernisme pour nous proposer une lecture fluide aujourd'hui. Un bon dosage.
❤️ On apprécie d'ailleurs que l'auteur distribue des rôles sympas aux "pin-ups" et ne se contente pas de leur laisser la place qui était la leur dans les années 30 ou 40 (Archer est rentré du front dans les années 50).

●   L'intrigue :

Après sa sortie de taule et son aventure précédente, notre héros Aloysius Archer poursuit sa route vers l'ouest et sa future carrière de détective privé.
[...] Archer n’avait pas encore trente ans. Après avoir servi au front pendant la Seconde Guerre mondiale, il avait passé du temps en prison pour un crime dont il était en grande partie innocent, bien qu’une telle nuance eût échappé aux autorités qui l’avaient collé derrière les barreaux.
[...] Archer espérait trouver une opportunité dans une ville au bord de l’eau, en Californie, où il n’avait qu’une hâte  : commencer une nouvelle phase de sa vie sous la tutelle d’un détective privé.
[...] Et s’il se plantait  ? Et si la Californie et son rêve de devenir détective privé ne donnaient rien  ? Que deviendrait-il  ?
Pendant son escale à Reno, il récupère une jolie pin-up qui rêve d'Hollywood et une auto encore plus belle (ou l'inverse, chacun ses goûts).
[...] Un cabriolet deux places Delahaye Type 165 de 1939 signé Figoni et Falaschi. 
—  On… On dirait qu’elle flotte  », s’extasia la jeune femme.
L'arrivée d'Archer et de son amie dans la petite ville de Bay Town est un régal.
[...] — Sawyer Avenue coupe la ville pile en deux. Du côté de la montagne, ce sont les quartiers populaires, les familles d’ouvriers. Enfin, pour la plupart. Et près de l’océan, ce sont les quartiers riches, sauf le quartier de Sawyer’s Wharf, du côté des quais, évidemment. Et Idaho Avenue se trouve juste là, ajouta-t-elle en écrasant une nouvelle fois la carte du doigt.
— Alors comme ça, les riches veulent une vue sur la mer, hein ?
— Les riches peuvent se payer ce qu’ils veulent, de ce que j’en dis ! répliqua-t-elle hardiment.
— Et un peu plus haut dans la montagne, alors ? On n’est pas au bord de l’océan, là-bas.
— Alors c’est là où vivent les très riches.
[...] Il se dirigea vers l’océan et traversa Sawyer Avenue. Il comprit tout de suite ce que la fille à la fontaine à soda avait voulu lui faire comprendre. Même les chiens avaient l’air en meilleure santé de ce côté-ci de la ville, tout comme les fleurs, les arbres, les buissons. Aucun papier, aucun détritus à signaler sur les trottoirs. Les gens étaient mieux habillés. Le coût des voitures qui circulaient dans cette partie de la ville augmenta sensiblement.
Les Armstrong vivent sur la montagne : dans la très riche famille Armstrong, je voudrais le père, l'homme le plus riche de la région.
Je voudrais la fille Beth, l'héritière. Et je voudrais aussi Kemper, le gendre qui va se présenter aux élections municipales.
[...] Pendant des années, la famille Armstrong a dominé le commerce du bétail dans la région. C’était un secteur qui rapportait énormément, mais ils ont eu assez de flair pour s’en retirer avant que ça ne se casse la figure. Ils ont ensuite investi dans le foncier à Bay Town. Ils ont largement aidé à développer la ville. Ils en possèdent encore une grande partie. Sawyer Armstrong, le père de Beth, est l’homme le plus riche de la ville.
Pour sa première enquête comme détective privé, notre ami Archer se retrouve embarqué dans une drôle d'affaire qui ne sent pas très bon : le susnommé gendre, le mari de Beth, est victime d'un chantage à l'adultère.
[...] —  Si sa femme croit qu’il a une liaison, comment faire cesser ce chantage  ? On n’a plus vraiment de levier. Et comme l’a dit son épouse, Kemper a de grandes chances d’être élu, que l’adultère soit avéré ou non. 
—  Les élections ne sont pas le sujet, Archer. Quelqu’un est en train de commettre un crime, et il doit être puni pour ça.
Après l'aimable découverte de Bay Town et des différents personnages, l'intrigue va s'emballer de surprises en rebondissements car la petite ville en plein essor cache de drôle de choses dans les coulisses de sa campagne électorale.
[...] —  On nous a bernés, Archer. Tout le monde s’est fait mener par le bout du nez dans cette histoire. 
—  Il faut m’expliquer, là.
[...] Et pour certains habitants de cette ville, je ne vois que des moments compliqués à l’horizon.
La lecture de l'épisode précédent n'est pas strictement indispensable mais il serait bien dommage de s'en priver !

Pour celles et ceux qui aiment les jolies pin-ups et les belles autos (ou l'inverse).
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions Talent.

vendredi 23 février 2024

L'affaire Bramard (Davide Longo)

[...] Tu as entendu parler des belles ronfleuses ?

●   L'auteur, le livre (288 pages, 2024) :

L'italien touche-à-tout (musicien, réalisateur, écrivain, ...) Davide Longo nous est annoncé par les éditeurs et les médias de la Botte comme la nouvelle star du polar italien.
Une promotion marketing bien orchestrée qui suscitait notre défiance maladive ... alors ?

●   On aime beaucoup :

❤️ Et bien oui, dès les premières pages on devine que l'écriture de Davide Longo sera bien à la hauteur de sa réputation transalpine.
Le polar italien nous a toujours gâté de très belles plumes mais il s'agit souvent de vieux routiers bientôt septuagénaires ! 
Davide Longo n'est plus un gamin (il a dépassé la cinquantaine) mais l'air qui descend de ses montagnes piémontaises est plutôt rafraichissant.
On ne peut que prendre du plaisir à la lecture de cette prose sèche et nerveuse, de ces dialogues savoureux et parfaitement maîtrisés (de véritables gourmandises). 
Mais on réservera notre coup de cœur pour une autre fois parce que ce récit est vraiment un peu trop elliptique, ce qui est habituellement plutôt stimulant mais ce qui là, pourra désarçonner pas mal de lecteurs.
Pou les références littéraires, on a songé à des récits empreints de noirceur et de chagrin contenu comme ceux d'Indridason par exemple. 
❤️ On adore cette ambiance du Piémont italien, un pays de montagnards, des gens de peu de mots, des taiseux. Le récit est tout en ellipses et il semble qu'on démarre avec un lourd passé déjà. Voilà qui nous change des polars trop explicatifs, décortiqués comme des scripts de scénarios formatés pour Hollywood. 
[...] Pendant un long moment, dans la pièce, régna le silence que peuvent produire trois hommes qui ont beaucoup à se dire mais aucune manière qui leur plaise pour le faire.
❤️ On a donc le plaisir de faire la connaissance de ce Corso Bramard, nouveau flic taiseux qui collectionne les livres comme d'autres les vins dans leur cave, et qu'on imagine assez bien siroter un verre de grappa avec le commissaire Rocco Schiavone (celui d'Antonio Manzini), tous deux en train de faire sécher leurs chaussures trempées : les sandales de Corso seront bientôt aussi tendance que les clarks de Rocco !
[...] En sortant ce matin-là, Corso avait fait montre d’un dédain similaire : pas de veste, ni chapeau ni parapluie. Juste une chemise, un pantalon léger et des sandales bien vite trempés.
❤️ On a pu goûter la référence japonisante aux Belles endormies du prix Nobel nippon Yasunari Kawabata, une belle histoire un peu trouble qu'on avait la chance de déjà connaître. Et en relisant nos billets sur cet auteur, on voit bien ce qui a pu séduire l'italien dans l'écriture de Kawabata. 
[...] — Pour moi, c’est de la foutaise, ce truc de vieux qui vont dormir avec des petites filles sans se les taper. Tu y crois, toi ?
— J’y crois parce que c’est déjà arrivé. Tu as lu Kawabata ?
— Qui c’est ?
— Un écrivain japonais.
— C’est toi, l’homme de lettres, râla Isa.
— Bon.
— Bon, quoi ?
— Bon, il est tard, je rentre à la maison.
❤️ On apprécie le soin apporté aux personnages, tout en épaisseur, chacun avec son passé et ses failles. Même cette figure, pourtant bien cliché, de la jeune geek de service, celle au vocabulaire de poissonnière mal embouchée, est dessinée avec application.
[...] — Tu n’as qu’à dormir sur mon canapé, comme ça demain, on ira voir Tabasso, c’est OK pour moi. Du moment que tu ne te la racontes pas. Je ne suis pas Lisbeth Salander, alors ne va pas t’imaginer que je vais me relever en pleine nuit, me foutre à poil et venir te baiser, OK ? 
Corso la fixa, le regard vide. 
— Tu n’as pas lu Larsson ? 
— Non. 
— Les hommes qui n’aimaient pas les femmes. 
— Non. 
Elle toucha l’anneau à sa narine. 
— Bon, enfin, t’as compris.
❤️ Tout cela pour dire qu'on salive d'avance à l'annonce pour début avril d'un second épisode, déjà traduit en français : ce sera Les jeunes fauves où l'on aura grand plaisir à retrouver ce duo improbable que forment Corso Bramard et la jeune Isa, version transalpine de Lisbeth Salander. On tient certainement là le début d'une nouvelle série pour nourrir notre addiction.

●   L'intrigue :

Corso Bramard est un flic rangé des voitures de police : la faute à un passé douloureux quand un méchant serial-killer lui a ravi ses deux chéries, sa femme et sa fille.
Mais l'affreux jojo, un "saisonnier" surnommé Automnal, n'a jamais été attrapé et continue d'envoyer périodiquement des cartes postales à Corso ...
Pourquoi donc le tueur, amateur de camélias, s'acharne-t-il sur notre héros, ravivant ainsi une plaie jamais refermée, un chagrin toujours pas surmonté ?
Et que viennent faire ici ces étranges amateurs d'art japonais ? 
Avec beaucoup de questions et de mystères, l'Automnal est un cold case qui va en faire ressortir un autre, "une  affaire vieille de quarante ans que personne n’avait envie de rouvrir", l'histoire des "belles ronfleuses" qui seraient comme une déclinaison italienne des Belles endormies du japonais Kawabata.
Comme beaucoup d'autres flics de littérature, Corso se laisse guider par son flair affûté et porter par les évènements d'une intrigue qui va piano jusqu'à un très inattendu dénouement.

Pour celles et ceux qui aiment les flics taiseux.
D’autres avis sur Bibliosurf et sur Babelio.
Livre lu grâce à 20 Minutes Books et aux éditions JC Lattes Le Masque

jeudi 22 février 2024

Un animal sauvage (Joël Dicker)

[...] Mais ce n'était que des apparences.

●   L'auteur, le livre (416 pages, 2024) :

 On se souvient tous de La Vérité sur L'Affaire Harry Quebert, (un de nos coups de cœur 2013 tout de même), ce best-seller de Joël Dicker, le petit suisse qui écrivait comme les américains.
La vérité c’est qu’avec tout le battage médiatique autour de cette entrée littéraire fracassante, on craignait le syndrome du second roman [clic] après le succès initial, on se méfiait un peu des suites et on avoue avoir franchement zappé cet auteur. 
Mais dix ans ont passé, il y a prescription et chacun a droit à une seconde chance, même les suisses !
Nous voici donc lancés à la poursuite d'Un animal sauvage.

●   On aime bien :

❤️ Oui on a un faible pour ces bouquins qui s'apparentent plus au tour de prestidigitation qu'au roman policier, quand le lecteur se laisse manipuler, ne réfléchit pas trop, ne cherche surtout pas la clé de l'énigme, mais profite du show avec la jubilation du spectateur ébahi par les jolis trucages du magicien. 
Le type de polar qui ne révolutionne pas le genre (et qui reste très en-deçà de la trop fameuse Affaire H. Q.) mais qui constitue un aimable divertissement, d'autant que le chef connait son métier et ses recettes et que de surprise en rebondissement, on finit par se laisser prendre par ce page-turner qu'il est impossible de reposer tant la gourmandise nous tient pour savourer jusqu'à la dernière bouchée.
❤️ En douce, Joël Dicker (qui ne peut quand même pas se renier après L'Affaire H. Q. !) nous livre encore un clin d'oeil littéraire en citant ce vrai faux roman italien du début du siècle passé où il aurait été question de panthère et de Luchino, rien à voir évidemment avec un certain guépard de Visconti !
Clin d'oeil qui sert ici de prétexte à un beau portrait de femme en panthère, un peu cliché mais joliment tourné, on ne peut en dire plus ici sans divulgâcher mais quelques passages montrent que Dicker sait écrire autre chose que des polars de commande.
[...] Ce chromo sur papier glacé, elle le vomissait. Elle voulait être libre. Elle voulait être sauvage. [...] Fauve le lui avait toujours dit: elle était une Panthère.

●   L'intrigue :

Dans une banlieue chic (forcément, hein ?!) de Genève, Joël Dicker accumule les clichés, en veux tu en voilà, mais le lecteur futé se doute bien que l'habitué des tours de passe-passe est en train de nous manipuler.
Les Braun habitent dans une belle maison d'architecte aux parois de verre.
Les Liégean sont des voisins plus modestes.
[...] À l'image de leur maison, ceux qui vivaient ici faisaient rêver : Arpad et Sophie Braun étaient le couple idéal et les parents comblés de deux enfants merveilleux. [...] Ce matin-là, Sophie ouvrit les yeux à 6 heures pile. [...] Elle allait avoir quarante ans dans une semaine et n'avait jamais été aussi belle.
[...] La famille Liégean dina tardivement des lasagnes qui avaient trop cuit. Puis, au moment où les enfants étaient enfin sur le point de se coucher, l'aîné avoua en pleurant qu’il n'avait pas fait ses devoirs et qu'il aurait des ennuis en classe. Greg dut l'aider pour ses maths. Il y eut des agacements, des cris et les devoirs furent finalement faits par Greg lui-même. Après cet épisode, les enfants étaient très agités et leur père dut déployer des trésors de patience pour les mettre au lit. Lorsqu'ils furent enfin endormis, Greg rejoignit Karine dans la cuisine. Elle terminait la vaisselle. Le silence froid qui régnait dans la pièce était l'indice de la mauvaise humeur ambiante.
Les Liégean admirent et jalousent les Braun. 
Monsieur Liégean va même jusqu'à espionner Madame Braun, sa trop jolie voisine, planqué derrière les arbres au lieu de faire courir son chien pendant son jogging matinal.
Mais que cache réellement la trop belle façade de verre des Braun, quel est leur passé ?
Et ce Greg Liégean, un flic (le comble !) qui joue au pervers, mais est-ce qu'un rôdeur pourrait en cacher un autre ?
[...] Greg ne cessait d'observer Arpad, comme pour tenter de percer le mystère de cet homme. Qui était-il vraiment ? Que cachait-il sous ses airs de mari parfait et de père modèle ?
Et puis surtout, quel rapport peut donc avoir tout ce psychodrame de banlieue chic avec le hold-up qui nous est annoncé pour bientôt en plein cœur de Genève et dont le compte à rebours est lancé avec une mise en scène de cinoche américain ?
[...] 6 heures 45, au quartier général de la police.Greg était toujours nerveux avant une opération. II considérait que c'était essentiel pour rester en vie si les choses tournaient mal. Mais cette fois-ci, même s'il ne voulait pas l'admettre, c'était différent: il était spécialement agité. Il avait mal dormi.
Il était arrivé le premier dans les locaux du groupe d'intervention. Il s'était préparé, seul dans les vestiaires. Il avait revêtu, de façon quasi rituelle, son uniforme noir. Sa tenue de combat. Il attendrait la fin du briefing pour enfiler son gilet pare-balles, sa cagoule et son casque tactique.
[...] Aujourd'hui, c'était le jour de l'affrontement.
Mais bientôt Joël Dicker commence à faire apparaître quelques foulards de son chapeau, et encore une volée de colombes et encore tout une portée de lapins : au fil des aller-retour entre passé et présent, le lecteur ira de surprise en surprise car, dans cette banlieue chic de Genève, chacun des personnages cachait soigneusement son jeu ... et l'auteur garde toujours quelques cartes dans sa manche.
[...] Mais les concours de circonstances sont drapés d'apparences.
Et il faut se méfier des apparences.
[...] La soirée fut une réussite, les fruits de mer un succès, et Greg excella derrière son grill. Après le repas, les enfants entamèrent une partie de cache-cache dans le jardin. A table, la conversation des adultes était joyeuse et animée. Les rires fusaient à mesure que les verres de rosé se vidaient pour se remplir aussitôt. C'était une de ces nuits d'été parfaites: l'obscurité tardait à tomber, l'air était doux. Tout le monde semblait s'amuser. Mais ce n'était que des apparences.
Et puisque nous sommes en Suisse ... il sera beaucoup question d'argent dans cette histoire qui rappelle un peu celle que nous contait en 2020 Joseph Incardona, compatriote de Joël Dicker.

Pour celles et ceux qui aiment les panthères et les bijoux.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce à 20 Minutes Books et aux éditions Rosie & Wolfe.

lundi 19 février 2024

L'Inuite (Mo Malø)

[...] L’histoire des enfants‑cobayes du Groenland.

●   L'auteur, le livre (416 pages, 2024) :

Mo Malø est le pseudonyme d'un auteur bien de chez nous : Frédéric Ploton ou Frédéric Mars (un autre pseudo encore). 
Un auteur que l'on connait depuis 2018 et sa série de polars qui nous ont transportés régulièrement au ... Groënland (la série des Qaanaaq).
Des polars ethnico-nordiques dans la même veine que ceux d'un autre frenchy, Olivier Truc qui, lui, nous faisait voyager en Laponie.
Mais revenons en Kalaallit Nunaat (la terre des hommes) pour y suivre Paninguaq Madsen, "un prénom purement inuit, un nom de famille danois –  comme la plupart des habitants du pays".
 [...] – Mais tout le monde m’appelle Panik, ajouta‑t‑elle. Elle sourit. 
– Parce que quand on fait appel à moi, en règle générale, c’est plutôt en urgence.
C'est elle L'inuite du titre, une sage-femme itinérante, une sanaji : là-bas, pas question d'aller en urgence à la maternité (ni où que ce soit d'ailleurs).
[...] Elle est une donneuse de souffle. Anirniq. Elle ne le vole pas, ce souffle ; elle l’offre. Elle permet que d’un rien hurlant encore englué de douleur, chose infime, se façonne un destin –  chasseur, pêcheur, chamane ou prince d’une contrée lointaine, peu importe.

●   Le contexte :

Mo Malø a pris prétexte d'une histoire-vraie pour bâtir son roman : dans les années 50, le gouvernement danois tente une "expérience" (Eksperimentet ce sera le mot officiel) pour une campagne de "danification" de sa colonie.
[...] L’histoire des enfants‑cobayes du Groenland, c’est ça ?
[...] L’exil forcé d’enfants groenlandais dans les années d’après‑guerre,
[...] Une expérience pilote sur une sélection de petits Groenlandais. Les fameux 22. « L’Expérience ». Tim avait déjà entendu le terme employé au sujet de ces enfants, comme s’il s’agissait de vulgaires souris de laboratoire.
[...] Quand, à cette époque, le gouverneur a décidé d’envoyer vingt‑deux petits Groenlandais pour les « rééduquer » au Danemark, ce sont les pasteurs qui ont servi d’agents recruteurs dans les différents villages concernés.
Il faudra attendre soixante-dix ans pour que la première ministre Mette Frederiksen présente des excuses officielles au nom du gouvernement danois.
Voilà une bien sombre histoire qui rappelle celle des enfants de la Creuse ou encore celle des enfants placés en Suisse pour ne citer que d'autres romans lus récemment, sans parler bien entendu des amérindiens ou des aborigènes.

●   On aime :

❤️ On apprécie toujours le ton des polars de Mo Malø, jamais horrifiques, toujours documentés et qui, au fil des épisodes, sont de plus en plus ancrés dans la réalité sociale et historique de ce territoire méconnu, plutôt que dans son aimable folklore.
❤️ Évidemment on est ici curieux d'en apprendre plus sur cette "Eksperimentet", cette terrible histoire des enfants du Groënland, symbole de l'attitude coloniale du Danemark envers son territoire d'outre-mer, un territoire qui devra attendre 1979 pour obtenir une relative autonomie par rapport à la Couronne Danoise. 
Cette "expérience" avec les enfants des années 50 va laisser des cicatrices douloureuses qui feront aujourd'hui la trame de ce polar ...
[...] Rien n’a changé dans les rapports entre le Danemark et le Groenland. Nous nous comportons encore et toujours comme des colons avec nos territoires d’outre‑mer. Et surtout, on fait l’impossible, y compris aujourd’hui, pour museler les victimes de nos mauvais comportements.
❤️ On aime l'unité d'ambiance et de ton de cette intrigue qui réserve son lot de fausses pistes et de rebondissements, notamment avec cette étonnante tradition inuite, l'ateq, qu'on ne détaille pas ici pour ne pas divulgâcher mais qui touche à la question du genre très à la mode en ce moment.

●   L'intrigue :

La sage-femme itinérante Paninguaq Madsen, dite Panik, vient d'accoucher une très jeune fille.
Peu après on retrouve Nina Eliassen, la jeune maman, sauvagement égorgée, le bébé confié à des voisins.
Il y a quelques mois déjà, le grand-père Eliassen avait été retrouvé mort, ligoté sous la glace. 
Les Eliassen ont-ils le mauvais œil ? Ou bien est-ce Panik qui accomplit une vengeance venue d'un lointain passé ?
Le flic inuit local, Bjorn Westen, mène l'enquête sans trop se stresser.
[...] Avec ses auxiliaires empotés, ses méthodes d’un autre âge, son absence de rigueur et de moyens techniques décentralisés, il était le représentant d’une police dépassée. D’un ancien monde.
Les autorités danoises, soucieuses d'enfouir tout cela sous la neige, envoient sur place un autre flic, Tim Osterman de la PJ de Copenhague, dans une manœuvre qui ressemble bien à un piège pour éloigner un gratte-papier devenu encombrant et agiter l'épouvantail d'un exil administratif.
[...] – Ils vous ont menacé d’un placard, n’est‑ce pas ? 
– Pardon ? 
– Ça n’a rien de honteux. Ils l’ont fait pour chacun de nous, à l’époque.
Contre toute attente de leur hiérarchie, les deux flics vont finalement former une bonne équipe et mener l'enquête à son terme ou presque, il faut bien que ce pays garde quelques mystères sous la glace.
[...] Sans parler de camaraderie, le climat de défiance avait cédé le pas à une coopération raisonnée. Sans se l’avouer, chacun comptait sur l’autre pour le sortir de l’ornière promise en cas d’échec. Ça n’effaçait pas leurs différences ; cela gommait juste la tension entre eux.

Pour celles et ceux qui aiment les chiens de traineau.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions de La Martinière.

vendredi 16 février 2024

La douleur fait naître l'hiver (Matteo Porru)

[...] Comment est la neige aujourd’hui ?

●   L'auteur, le livre (176 pages, 2024) :

L’italien Matteo Porru n'est qu'un gamin ! 
Un étudiant en philosophie de seulement 23 ans, mais déjà repéré par les médias italiens comme un jeune prodige.
La douleur fait naître l’hiver est son quatrième roman (!) mais le premier traduit en français.

●   On aime :

❤️ On imagine le devoir de classe de Matteo Porru (il est étudiant en philo !).
"La neige permet-elle de recouvrir les souvenirs de la mémoire jusqu'à l'oubli des plus douloureux ? - vous avez deux heures". 
Et c'est à peu près le temps qu'il nous faut pour lire ce petit conte de moins de 200 pages.
❤️ On est fasciné par le personnage imaginé par l'auteur : à Jievnibirsk, tout là-haut au fin fond de la Russie, dans la région d'Arkangelsk, là où le froid arrête même les montres et où "la mer de Kara est gelée presque toute l’année", Elia Legasov est le dernier "déneigeur" qui parcourt obstinément les routes d'un petit village au volant de son chasse-neige.
On peut revoir quelques images du film Sang froid avec Liam Neeson, mais ce sera l'humour en moins.
[...] À   Jievnibirsk, on parle de la tempête comme du «  ciel qui tombe  »  : la seule chose qui terrifie quotidiennement depuis toujours les habitants. [...] Dès le plus jeune âge, on enseigne même aux enfants à en avoir peur  : ne jamais sortir, sous aucun prétexte, ne jamais aider personne lorsque le ciel tombe.
[...] Durant toutes ces années, entretenir les machines et désencombrer la voie publique ont toujours eu une certaine valeur. C’était une véritable institution. 
❤️ On se laisse emmener par une histoire puissante, une plume furieuse qui emporte tout sur son passage comme la déneigeuse d'Elia Legasov.
❤️ On savoure ce conte philosophique qui nous rappelle que la mémoire de notre cerveau est parfois trompeuse : les souvenirs trop pénibles sont souvent oubliés et les plus douloureux peuvent même être tout simplement "réécrits". 
L'allégorie est claire : la neige qui tombe ici sans cesse recouvre tout. Seul le "déneigeur" a le pouvoir de faire ressurgir les souvenirs du passé. Mais s'agit-il bien de la réalité ou bien de souvenirs qui ont été réécrits ?
[...] –  Comment est la neige aujourd’hui  ? 
–  Il y en a trop, Matvej, comme toujours.
[...] Dans un village où la neige tombe et où tout le monde oublie, les Legasov déblaient et se souviennent.
[...] Là où tombe la neige, nous l’enlevons. Nous faisons ressortir ce que le destin voudrait dissimuler.
[...] L’homme oublie tout. –  Nous, nous déblayons la neige, nous nous souvenons de tout.

●   L'intrigue :

À Jievnibirsk dans la famille Legasov, on est déneigeurs de père en fils pour tenter de maintenir dégagées les routes du village.
Elia, le dernier homme de la famille, le dernier "déneigeur", est un survivant comme tous les habitants de ce village perdu au passé douloureux où "vivent des êtres humains oubliés du monde et du temps".
Ce jour-là vont débarquer quelques géologues venus prospecter des réserves de pétrole : leurs travaux vont exhumer un cadavre et son passé, enfouis jusqu'ici profondément sous les couches de neige.
[...] L’ouvrier qui a découvert le crâne et les morceaux de chair a vomi pendant plusieurs minutes avant de prendre ses jambes à son cou en criant de venir voir, qu’il y avait un truc mort enseveli sous la neige, mais depuis longtemps.
Que s'est-il passé à Jievnibirsk dont personne ne veut se souvenir ?
[...] –  Comment avez-vous su pour la rafle  ? 
–  Le village n’est pas grand, les gens parlent. 
–  Et que disent-ils  ? 
–  Seulement que c’est arrivé, je ne sais rien de plus. 
Dans une ambiance qui rappellerait presque le Rapport de Brodeck, la neige déblayée laissera finalement apparaître quelques pénibles souvenirs. 
Certains si douloureux qu'ils ont même été réécrits et qu'il faudra pelleter encore quelques strates de neige pour approcher de la vérité ... et d'un très beau dénouement.

Pour celles et ceux qui aiment les chasse-neige.
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Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions Buchet Chastel.

Des poignards dans les sourires (Cécile Cabanac)

[...] On a cherché la tête, les mains et les pieds ?

●   L'auteure, le livre (480 pages, 2019) :

Cécile Cabanac appartient à la meute des Louves du polar, le collectif qui entend promouvoir les plumes féminines du polar français. Une excellente initiative !
Des poignards dans les sourires est la première enquête de Virginie Sevran, une fliquette qui a délaissé le Quai des Orfèvres parisien (c'est très tendance !) pour s'exiler dans l'Auvergne de Clermont-Ferrand.
Avec un titre, emprunté au Macbeth de Shakespeare, qui laisse deviner ce que l'on va découvrir derrière la façade bourgeoise d'une famille de province ...

●   On aime beaucoup :

❤️ On aime l'ambiance tendue et féroce qui règne au sein de la famille du disparu, entre la mère, les sœurs, l'épouse et même les enfants : plus dysfonctionnelle, tu meurs.
❤️ Le lecteur sait déjà que le soi-disant disparu est bel et bien mort, poignardé mais on aime découvrir en même temps que le duo de flics, l'entourage du mort/disparu : avec de plus en plus de personnages, la famille proche on l'a dit, mais aussi des pièces rapportées, des associés, des maîtresses (les "caillettes") et même des fils illégitimes, ... 
De plus en plus de témoins qui vont faire autant de suspects potentiels : les témoignages sont accablants et dressent le portrait d'un sacré salopard, ivrogne, coureur de jupons, escroc, ...
❤️ On aime le rythme lent de cette enquête provinciale, presque simenonienne, qui laisse à l'auteure tout le temps d'installer des personnages complexes, tiraillés par leurs contradictions, fragilisés par leurs failles, tourmentés par leurs secrets.
❤️ On ne peut pas parler de page-turner au rythme trépident, mais c'est pourtant un bouquin très prenant qu'on a du mal à lâcher, avide de découvrir ce qui se cache derrière chacun des personnages. 
Et puis quand même, d'accord on n'est pas pressé, mais qui donc a bien pu faire le coup et réussir à débarrasser l'Auvergne du salaud ?
[...] — Ils sont étranges dans cette famille, hein ? 
— Imprévisibles, surtout…
[...] — J’écoute les uns et les autres, je les regarde se positionner sur l’échiquier. Dans ces familles, où on a toujours tout mis sous cloche, caché les cadavres dans les placards… on profite souvent d’une enquête criminelle pour faire le ménage, régler les comptes…
[...] — C’est curieux de voir comment les fissures se mettent soudain à se craqueler les unes après les autres sur notre passage.

●   L'intrigue :

Sans détours, Cécile Cabanac nous plonge au sein d'une famille dysfonctionnelle : la mère est veuve, ses deux filles souffrent d'une enfance maltraitée et leur frère ... a disparu.
[...] Elle sait bien qu’elle n’a pas été une mère idéale. Elle n’a de toute façon jamais ressenti ce besoin viscéral de maternité qu’ont certaines femmes. Elle a pris les enfants comme ils sont venus. Une fatalité.
[...] Ils sont tous réunis dans la grande cuisine de leur mère, ce doit être un de ces 25 décembre où l’on joue à la famille soudée. Les accolades manquent de chaleur, les sourires de sincérité. Une complicité factice s’impose autour de la tablée, étouffante comme une cloche de verre.
[...] Tout le monde boit beaucoup de vin. L’alcool délie raisonnablement les langues, mais l’entraînement familial ne fait craindre aucun écart grave.
Le fils a disparu mais son épouse semble s'accommoder un peu facilement de ce qui ressemble à une fuite.
[...] — Il a peut-être eu un accident ? C’est inquiétant, vous ne trouvez pas ? 
— Non, je ne pense pas. De toute façon, il est parti il y a plusieurs jours. L’air détaché de Catherine est insupportable à Michelle, le sang lui monte aux joues. Sa voix devient plus forte. 
— Comment ça ? Parti où ? 
— Je n’en sais rien ! Il a fait ses valises et il nous a laissés. 
Dans le même temps, les flics découvrent dans la forêt un cadavre affreusement démembré ...
[...] — On a cherché la tête, les mains et les pieds ? 
— Oui, sur un rayon de 100 mètres. Y a rien. On va batailler pour l’identifier.
[...] — Tu as déjà vu une scène pareille ? demande-t-elle en se tournant cette fois vers lui. 
— Non, c’est la première fois que je trouve un corps démembré… (Il reste un temps perdu dans ses pensées.) C’est étrange… J’ai du mal à imaginer que ce type ait eu une vie, des amis, peut-être même des gosses… 
— Le tueur nous l’a livré comme une pièce de viande sortie de l’abattoir…, souffle-t-elle, absorbée par ses propres réflexions. Et ça n’a pas dû être simple à organiser…
On prend plaisir à suivre patiemment cette sympathique fliquette et son coéquipier, à découvrir peu à peu ce que cache chacun des membres de cette famille. 
Et puis on se laissera surprendre par un sombre et beau dénouement.
[...] — Je suis quand même curieux de voir où toute cette enquête va nous mener…
[...] — Mais… Alors, c’est vraiment elle ? bredouille-t-elle.
On est tout près du coup de cœur : cela viendra sans doute avec la suite des enquêtes de Virginie Sevran.

Pour celles et ceux qui aiment les histoires de famille.
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